"Un coup de crayon et un coup de Kalach, c`est la même chose"; "Ils ont tué Charlie, moi j`ai bien rigolé","Vive la Kalach` !"….voici des propos qui ont valu à leurs auteurs des condamnations de 6 mois à un an de prison ferme en France ces dernières semaines.

Le code pénal français condamne en effet « le fait de provoquer directement à des actes de terrorisme ou de faire publiquement l`apologie de ces actes » à cinq ans d`emprisonnement et 75 000 euros d`amende. La répression est plus lourde dans le cas où ces faits sont commis sur Internet, la peine pouvant aller jusqu’à 7 ans de prison. Une nouvelle loi de novembre 2014 a en outre retiré cette disposition de la loi sur la presse pour l’insérer dans le code pénal, ce qui a entre autres pour conséquence de permettre l’application de la procédure de comparution immédiate et le placement des prévenus en détention provisoire.

Outre la définition étendue et floue de la notion d’ « actes terroristes », le concept même d’ « apologie » laisse le champ large pour incriminer toute parole qui est interprétée comme constituant un soutien aux attaques opérées contre les journalistes de Charlie Hebdo, des policiers et des clients et travailleurs juifs d’un magasin cacher entre le 7 et le 9 janvier derniers.

Le 12 janvier, la Garde des Sceaux (ministre de la justice) française envoie une circulaire[1] aux procureurs et magistrats demandant la plus grande vigueur, rigueur et fermeté dans la poursuite des délits racistes et des discours faisant l’apologie du terrorisme. Cette circulaire définit par la même occasion l’apologie du terrorisme comme consistant « à présenter ou commenter des actes de terrorisme en portant sur eux un jugement moral favorable ».

Il est difficile  de faire le compte des condamnations ayant eu lieu sur cette base depuis les attaques, puisque par essence leur nombre est en constante augmentation. On peut néanmoins citer le chiffre d’au moins 250 procédures[2] pour apologie du terrorisme en cours devant la justice française, parmi lesquels une cinquante de jugements est déjà intervenue, dont la moitié en comparution immédiate. Le site du Nouvel Observateur recense au minimum 20 condamnations à de la prison ferme, les peines allant de 3 à 18 mois et jusque 4 ans de prison dans des cas où plusieurs infractions ont été réprimées[3].

Dans de nombreux cas, ces condamnations sont les suites d’altercations avec des policiers, les propos tenus (souvent sous l’emprise de l’alcool, ou de la démence) s’apparentant autant, voire plus, à des injures ou menaces envers les forces de l’ordre qu’à un réel soutien idéologique au terrorisme : « Vos bâtards de collègues de Paris, c`est bien fait pour leur gueule ! Ils n`ont qu`à crever !" ; "On va tous vous niquer à la Kalachnikov. Je vais venir au commissariat pour faire comme à Paris", "Je suis bien content que vos collègues se soient fait rafaler (sic)",… A nouveau, les personnes ayant tenu de tels propos[4] ont été condamnés jusqu’à 15 mois de prison ferme[5]. Pour un grand nombre d’entre eux, il s’agit de la première condamnation.

Des peines lourdes ont également été prononcées suite à des propos, des images ou vidéos partagés sur Internet et principalement sur Facebook. De nombreux utilisateurs dénoncent ainsi les propos de leurs « amis » sur les réseaux sociaux. L’un des phénomènes remarquables de ces dernières semaines est d’ailleurs l’explosion du nombre de dénonciations de propos tenus sur Internet. Le gouvernement français met a disposition du public un site[6] sur lequel chacun peut apporter son témoignage de contenus ou propos illicites. Rien qu’entre le 7 et le 12 janvier, ce site a recensé 22.000 notifications dont 17 500 portaient sur des contenus faisant l`apologie du terrorisme, soit 8 fois plus de notifications que précédemment.

La loi française punit plus lourdement les faits d’apologie commis sur Internet, la peine pouvant aller jusqu’à 7 ans de prison. Ainsi, un agent de sécurité a été condamné à 2 ans de prison ferme[7] pour avoir posté sur Facebook un commentaire parlant de racisme au sein de la police et faisant part de « compassion » pour les terroristes. Plusieurs jeunes ont été condamnés sur cette base et de nombreux autres attendent leur procès, parfois devant le juge pour enfants.

Les procédures judiciaires n’ont en effet pas épargné les mineurs d’âge. Plusieurs adolescents[8] ont été mis en examen, voire en garde à vue, et déférés devant le juge pour enfants, généralement pour des propos tenus sur internet ou dans le cadre scolaire. Ainsi, pour avoir dit « Ils ont eu raison »[9] lors d’un débat en classe, un adolescent de 14 ans est exclu de son lycée et placé en garde à vue, sans pouvoir expliquer ses paroles autrement que par une volonté de « faire le malin ». 

Au-delà des procédures judiciaires, d`autres conséquences de ce climat, où la parole soi-disant « terroriste » et « apologiste » est traquée, se font sentir tant à l’école que sur les lieux de travail.

Ainsi, deux expériences interpelantes ont été vécues par des enfants de 8 et 9 ans suite à des plaintes émanant de leurs établissements scolaires.

Un enfant de 8 ans a été auditionné suite à une plainte de son instituteur[10]«Tu es Charlie ?» demande l’enseignant à ses élèves. «Non, je ne suis pas Charlie, je suis avec les terroristes», répond le garçon de 8 ans. Il confirme aux policiers avoir tenu ces propos mais n`aurait apparemment pas de connaissance de ce que veut dire "terroriste".

Un enfant de 9 ans a également été entendu par la police suite à une "dénonciation" d`un de ses camarades à sa mère, qui a prévenu la direction. Il apparaît aujourd`hui que cet enfant n`aurait en réalité jamais tenus les propos qui lui sont imputés, à savoir avoir crié «Allah akbar» pendant une minute de silence en hommage à Charlie Hebdo[11].

Un professeur de philosophie a quant à lui été mis à pied suite à des propos qu`il aurait tenu lors de débats en classe le lendemain de l`attentat, sans qu`il soit averti des propos qui lui sont reprochés[12]. Des parents d`élèves auraient contacté le rectorat sur cette question. Sa suspension de quatre mois maximum a été agrémentée d’une plainte en justice. Le parquet de Poitiers a ouvert une enquête pour «apologie d`actes de terrorisme».

Enfin, un syndicaliste est en procédure de licenciement suite à des propos, encore inconnus mais qui seraient « apologistes », tenus au sein de l`entreprise[13]. Son syndicat invoque un mauvais climat social et des propos qui auraient été rapportés à la direction sans preuve.

On voit ainsi que la prévention d’apologie du terrorisme, loin d`être efficace pour stopper la diffusion d`une réelle propagande organisée d`actes terroristes, est utilisée pour sanctionner durement des propos souvent confus ou émotifs (ou alcoolisés) et limite ainsi grandement la liberté d`expression sans raison valable. Il ne s’agit plus de punir l’incitation ou la provocation, mais toute personne qui exprimerait une parole perçue comme dérangeante sur des faits terroristes. Cette politique ne règle aucun des enjeux de la radicalisation, bien au contraire, en se limitant à sanctionner, emprisonner et faire disparaître la parole gênante. En plein débat sur la protection de la liberté d`expression, la perception de ce « deux poids deux mesures » risque encore d`aggraver les clivages déjà bien présents au sein de nos sociétés.

On voit aussi à quelles dérives cela peut conduire, puisque des sanctions, des procédures judiciaires, des exclusions ou licenciements peuvent avoir lieu sur simple dénonciation et ouï-dire. On doit craindre une société où la délation de la parole du voisin deviendrait la règle et où une potentielle opinion exprimée entre collègues lors d`un débat pourrait devenir un motif de licenciement d`un syndicaliste gênant.

Plus fondamentalement, ce genre de disposition visant à punir des paroles aboutit  à créer un climat dans lequel le débat d`idées et la prise en compte de paroles alternatives au discours dominant n`existent plus. Il n`y a plus de discussion, plus de déconstruction des idées et idéologies par le débat. La seule réponse possible semble être judiciaire et répressive. Même avec les enfants de 8 ans.